NIHUMIM:
Quarante
ans.
Je
connais peu ma vie. Je ne l’ai jamais vue
S’éclairer
dans les yeux d’un enfant né de moi.
Pourtant
j’ai pénétré le secret de mon corps. O mon corps !
Toute
la joie, toute l’angoisse des bêtes de la solitude
Est
en toi, esprit de la terre, ô frère du rocher et de l’ortie.
Comme
les blés et les nuages dans le vent,
Comme
la pluie et les abeilles dans la lumière,
Quarante
ans, quarante ans, mon corps, tu as nourri
De
ton être secret le feu divin du Mouvement :
Tu
ne passeras pas avant le mouvement de l’univers.
Que
le son de ton nom inutile et obscur
Se
perde avec le cri du dormeur dans la nuit ;
Rien
ne saurait te séparer de ta mère la terre,
De
ton ami le vent, de ton épouse la lumière.
Mon
corps ! tant que deux cœurs séparés, égarés,
Se
chercheront dans les vapeurs des cascades du matin,
Tant
qu’un douzième appel de midi vibrera pour réjouir
La
bête qui a soif et l’homme qui a faim ; tant que le loriot,
L’hôte
des sources cachées, renversera sa pauvre tête
Pour
chanter les louanges du Père des forêts ; tant qu’une touffe
De
myrtil noir élèvera ses baies pour leur faire respirer
L’air
de ce monde, quand l’eau de soleil est tombée,
O
errante poussière ! ô mon corps ! tu vivras pour aimer et souffrir.
Quarante
ans.
Pour
apprendre à aimer la noblesse de l’Action. O action !
Quarante
ans, quarante ans la vanité des solitaires
M’a
tourmenté. Je demandais sa mort dans mes prières.
Elle
a quitté mon cœur. O triomphe ! — ô tristesse...
Elle
a emmené ma jeunesse,
Ma
cruelle jeunesse, la seule femme aimée.
Mais
qu’importe ! déjà, mes mains, déjà la pierre vous attire.
Mains
aux veines gonflées, la fureur de bâtir
Vous
saisit, vous possède déjà !
Quand
le midi des forts sonnera sur la mer
Nous
irons saluer les constructeurs de môles.
Debout
dans le soleil, en face de la mer
Ils
mangent lentement leur pauvre et noble pain
Et
leur sage regard va plus loin que le mien.
Honneur
à toi, honneur à toi qui es né dans les pleurs
Comme
l’Amen, et qui mourras dans l’abandon au pied du temple de
l’amour
Ou
du palais d’orgueil, ouvrages de tes mains !
Bientôt,
demain, mon frère, je pourrai te parler
Face
à face, sans rougir, comme parlent les hommes, car
Moi
aussi, moi aussi je ferai la maison
Large,
puissante et calme comme une femme assise
Dans
un cercle d’enfants sous le pommier en fleur.
J’ouvrirai
les fenêtres de la joyeuse église
Toutes
grandes aux anges du soleil et du vent.
J’y
bénirai le pain de l’Affirmation,
De
ce oui éternel qui est une saveur
De
feu, de blé et d’eau à la bouche des purs ;
Et
quand la laideur dira : non !
Et
quand la femme et la mort crieront : non !
Frère,
nous saluerons l’espace ivre de vie
Et
le mot appris des Héros,
Le
Oui universel montera à nos lèvres.
Quarante
ans.
Pour
apprendre à parler sans mépris de la femme. O Amour !
Quarante
ans je vous ai cherché parmi les femmes
Mais
ce n’est point parmi les femmes que je vous ai trouvé.
O
Femme ! La pitié des pierres me saisit !
Mère
! Mère ! tu ne sais plus, tu ne sais pas encore qui tu es.
Toi,
blanche renversée dans les fleurs ! si longtemps
Tu
as dormi au plus obscur, au plus muet du beau jardin abandonné !
Et
te voici debout dans ce temps de laideur rieuse,
Au
milieu de ces fils qui ont perdu leur dieu et n’ont pas trouvé la
nature.
O
Mère ! Mère ! et cette belle épaule tombante de porteuse
d’eau fraîche,
Et
cet air rentré de servante réveillée avant l’heure.
Quelle
sagesse et quelle connaissance, ô femme, dans la paume de tes mains
!
Que
je ne les puisse contempler sans qu’une colombe s’en
échappe !
Et
ta sainte blancheur apprivoise le cygne !
Lorsque
l’époux mourra, tu suivras, tu mourras :
Non
pas de la tristesse de la chair, mais de la joie
Profonde
de l’esprit !
Pour
te parler et être compris, ô Mère, il faut redevenir enfant.
Car
que peux-tu comprendre à ce monde du Mouvement,
O
belle, grave et pure colonne du foyer !
Mère
! les sources voilées du Mouvement sont en un lieu obscur et défendu
Dont
le nom est Vallée de la Séparation. Là,
Les
mondes et les cœurs soupirent l’un vers l’autre en
vain.
Et
tout ce que l’on touche est la distance et la durée
De
la Séparation.
Qui
cherche mal ne trouve rien nulle part.
Qui
cherche bien ne trouve rien ici ;
Qui
trouve ici se heurte ailleurs aux portes closes.
Car
il est un pays où l’être unique est seul
En
face de soi-même.
Là
il s’aime
Et
s’épouse
Et
se crée.
Là,
il se glorifie.
Et
le lieu est nommé par ceux qui te ressemblent. Lieu
De
la Conjonction,
De
la Féminité Éternelle et de la Vie.
Quarante
ans.
Pour
apprendre à chercher la Cité. O Jérusalem !
Tu
n’es pas un désert de pierres liées de chaux, de sable et d’eau
Comme
les villes des hommes,
Mais,
au sein du Réel, dans le silence de la tête,
Le
planement muet de l’or intérieur.
Ma
vie ! ma vie ! je sais que les six jours du monde
Sont
là pour révéler ce que l’on doit connaître
Du
septième, ennemi de tout étonnement.
Car
dans la déchirure du nuage gardien
Arrêté
sur Pathmos (le lieu universel
Contemplé
par les yeux renversés de l’Amour)
J’ai
vu dans un grand vent d’influx, l’ellipse du sabbat
Prendre
feu et dorer ma naissance sans cri.
O
mon frère ! ô mon corps ! ne crains pas. Je connais le chemin.
Entrons
dans les profondes vapeurs de la Montagne
Qui
prend son essor et s’élève
Avec
le confiant qui la gravit,
Jusqu’à
la nuée longue, jusqu’à la couleur-mère,
La
blancheur bleue, l’annonciation de l’or.
L’aube
paraît derrière nous !
Au-dessus
de mon front se lève
Et
fuit vers les contrées qui sont derrière nous
Le
Soleil.
Le
couchant est loin devant nous !
Maintenant,
le profond, terrible et beau murmure
Des
sages abeilles du pays
T’enseigne
la langue oubliée (aux lourdes et tremblantes syllabes de miel
sombre)
Des
livres noyés de Yasher.
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